Oligopoles et dilemme du prisonnier
Lorsqu’un marché est dominé par quelques producteurs, la loi de la concurrence a du mal à s’appliquer. C’est tout le paradoxe : la théorie démontre qu’il faut tricher, mais la triche s’oppose à la théorie. Expliquons-nous.
L’oligopole
Contrairement au monopole où un seul producteur contrôle le marché, un oligopole est une structure dans laquelle un petit nombre d’entreprises se font concurrence pour offrir des produits identiques (biens ou services).
Pourquoi un marché est-il un oligopole ? Pour les mêmes raisons qu’il peut être un monopole naturel. En particulier, des barrières à l’entrée à cause de coûts fixes très élevés. Par exemple, les entreprises technologiques (téléphonie, logiciels …) nécessitent des frais de recherche et de développement qui doivent être amortis sur un gros volume de vente et donc une part de marché conséquente.
Souvent, la situation oligopolistique est l’aboutissement d’un processus de fusions et acquisitions successives.
Comme les producteurs sont peu nombreux, leur pouvoir de marché est significatif. Cette concentration du pouvoir a des implications sur leur comportement mais aussi sur le circuit économique en raison de la baisse du surplus global (voir l’inefficacité de l’équilibre des monopoles).
La principale spécificité de l’oligopole est que, malgré la concurrence qui existe entre quelques entreprises, celles-ci ont intérêt à s’entendre. La démonstration est apportée par une situation bien connue de la théorie des jeux : le dilemme du prisonnier.
Le dilemme du prisonnier
Deux complices sont arrêtés et placés dans deux cellules isolées. Les policiers ont suffisamment de preuves pour qu’ils écopent d’une peine légère mais ils ont besoin d’aveux pour que leur peine soit beaucoup plus lourde.
Ils font la même offre aux deux prisonniers. Soit ils restent tous les deux silencieux et ils ne seront condamnés qu’à six mois de prison, soit l’un des deux trahit l’autre. Il bénéficiera alors d’une immunité totale mais l’autre écopera de dix ans de prison. Si les deux trahissent, ils recevront une peine de cinq ans chacun.
Dès lors, chaque prisonnier peut tenir le raisonnement suivant :
- Si l’autre me dénonce :
Soit je coopère avec mon complice, je me tais et je fais dix ans de prison
Soit je parle et j’en ai pour cinq ans. - S’il ne me dénonce pas :
Soit je me tais et je fais six mois de prison
Soit je parle et je suis libre.
Dans les deux cas, j’ai intérêt à trahir.
Donc si les deux prisonniers sont rationnels, ils se dénoncent mutuellement. Pourtant, le résultat global n’est pas optimal : chacun d’eux écope de cinq ans alors qu’ils pourraient n’être emprisonnés que six mois.
Le même scénario peut être étendu à plus de deux prisonniers.
Application au contexte des oligopoles
Dans un marché oligopolistique, les entreprises sont confrontées à un dilemme similaire. Elles peuvent choisir de coopérer entre elles en maintenant des prix élevés et en limitant la production pour maximiser leurs profits ou elles choisissent de trahir et de baisser les prix pour espérer une plus grande part de marché au détriment de leurs concurrents. Mais bien sûr, ceux-ci vont réagir.
La trahison équivaut à la guerre des prix. En cherchant à attirer les clients au détriment de ses concurrents, une entreprise accepte une diminution de son profit. Si les autres suivent, le secteur est sinistré car plus personne ne fait de bénéfice.
En revanche, si elles sont solidaires pour ne pas déclencher une guerre des prix, la solution sera profitable pour tout le secteur (pas pour les consommateurs mais c’est une autre affaire).
Ainsi il existe une interaction stratégique : chaque producteur doit ajuster sa stratégie en fonction des décisions prises par ses concurrents.
La possibilité d’impacter les quantités produites par un rival en jouant sur les prix se mesure par les élasticités croisées. Nous n’approfondirons pas cette notion mais elle se vérifie aussi dans l’autre sens : une modification des quantités produites joue sur les prix des concurrents. Le niveau d’élasticité croisée permet de caractériser un marché (entre zéro pour un monopole et l’infini en situation de concurrence pure et parfaite).
Cartels et autorités de concurrence
Les entreprises ont donc un intérêt à s’entendre, du moins quand elles possèdent un pouvoir de marché. Elles constituent alors un cartel, regroupement officieux destiné à se créer des marges confortables et à empêcher la venue de nouveaux concurrents.
Plus celui-ci regroupe d’entreprises, plus le risque existe qu’un franc-tireur joue contre les autres.
Les avantages sont les suivants :
- Maximisation des profits collectifs : en coopérant et en maintenant des prix élevés, les membres d’un cartel peuvent maximiser leurs profits. Ils évitent ainsi une guerre des prix qui réduirait les marges bénéficiaires de toutes les entreprises.
- Stabilité du marché : les ententes permettent d’éviter les fluctuations excessives des prix et de la production. Cela crée un environnement commercial prévisible qui peut être bénéfique pour tous, consommateurs compris.
- Coûts de coordination : les entreprises peuvent s’entendre pour mutualiser certains frais. Par exemple, elles peuvent partager les coûts de recherche et développement ou de marketing.
Jusqu’au début du vingtième siècle, les ententes se nouaient plus ou moins au grand jour. Aux États-Unis, la première loi antitrust (Sherman Antitrust Act) date de 1890. Elle est à l’origine du droit de la concurrence dans de nombreux pays qui ont à cœur de protéger les consommateurs et de lutter contre des pratiques inflationnistes.
La politique de la concurrence lutte contre les abus afin de protéger les consommateurs par le biais d’organismes tels que l’Autorité de la concurrence (France), la Commission européenne (UE) ou la FTC (États-Unis).
https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_autorit%C3%A9s_de_concurrence
Une autorité de concurrence a trois rôles :
- Faire respecter le droit face aux pratiques anticoncurrentielles des cartels.
- Contrôler les concentrations (lorsque de grandes entreprises fusionnent, elles peuvent donner naissance à une entité dont le pouvoir de marché est trop important).
- Contrôler les aides de l’État qui, elles aussi, faussent la concurrence.
Régulièrement, des cartels sont découverts et soumis à de très fortes amendes. Exemple : en 2020, l’Autorité de la concurrence a condamné une douzaine d’industriels du « cartel des jambons » à une amende de 93 millions d’euros (réduite en appel) pour s’être entendus sur les prix de produits de charcuterie tout en se concertant afin que leurs fournisseurs baissent les leurs.
Conclusion
Pour revenir à notre introduction sibylline, on a bien une théorie (des jeux) qui démontre qu’il faut s’entendre, donc tricher, ce qui contredit la théorie économique néo-classique qui démontre que le marché le plus efficace est celui de la concurrence pure et parfaite, où les prix et les quantités s’ajustent mécaniquement par la loi du marché.
Il est vrai que le dilemme du prisonnier ne s'occupe pas du consommateur.